dimanche 21 juillet 2013

Exhibit B - Oeuvre mobile, un arrêt à la Chapelle des Célestins



Brett Bailey et sa compagnie Third World Bunfight  travaillent depuis 2010 à une série « d’installations humaines » qu’il a nommé Exhibit A, B et C. En droit, les « exhibits » sont des éléments de preuves, des pièces à convictions. L’œuvre se présente comme une série de tableaux vivants où les interprètes, immobiles, sont exposés tels des spécimens dans un musée ethnologique. Les descriptions qui accompagnent chaque tableau décrivent les atrocités engendrées par le colonialisme de l’Europe sur le continent Africain et la ségrégation  persistante jusqu’à nos jours. Ma comparse Claudia Blouin pose une réflexion intéressante sur notre position « d’observateur » dans un autre article sur ce blog. Il est vrai qu’il était difficile de se détacher, autant émotionnellement que rationnellement, de cette œuvre.

Frapper au bon endroit

Un remaniement constant s’effectue à partir de l’idée originale d’Exhibit A. De pays en pays, Brett Bailey auditionne de nouveaux interprètes, des noirs, natifs ou immigrés, victimes de ségrégation à différents niveaux et retravaille les tableaux en se nourrissant de leurs regards et expériences, mais aussi en fonction du lieu de représentation. L’œuvre conserve certaines traces de son passage en Autriche, en Hollande, en Allemagne avant d’arriver en Avignon, où les interprètes de la France y ont ajouté leur grain de sel. Le metteur en scène modifie aussi quelques références historiques. En rencontre avec le public, il souligne que presque tous les pays ont leur lot de morts déportés par avion. Au Festival, un tableau fera référence à un évènement survenu à l’aéroport Charles De Gaulle, par exemple.
J’ai eu la chance de questionner Brett Bailey sur le parcours de la série Exhibit dans le monde. Sa réponse fut fort intéressante :
            À Vienne, l’œuvre a été présentée dans une aile abandonnée du Musée d’Ethnologie du Palais Impérial de Hofburg. Ce musée contient notamment des butins de guerre pillés par les empereurs européens en Afrique et en Amérique du Sud. Le fameux tableau du déporté, que j’ai évoqué plus tôt, était placé devant une fenêtre dont la vue donnait sur l’édifice parlementaire.
À Brussel, la première idée avait été de se produire au Palais de justice, dont la construction s’est faite sous le règne de Léopold II, deuxième roi des Belges, instigateur de la colonisation du continent africain par les puissances européennes. Devant le refus de l’administration du Palais de justice, Brett Bailey se tourne vers l’Église Jésus, d’où l’on peut voir le Jardin Léopold II et dont le couvent a abrité des sans papiers pendant de longues années.
Ces deux exemples sont particulièrement marquants, mais cette même recherche du lieu de représentation où l’œuvre trouverait le plus de résonnance s’effectue à chacun des déplacements. L’œuvre en tournée est en constante évolution. Ces tableaux sont donc vivants de multiples façons. Non seulement puisqu’il y a présence humaine et agissante, malgré leur immobilité, par l’échange de regards avec le sujet observant, mais aussi parce ces tableaux sont teintés à la fois de l’apport des nouveaux interprètes, des expériences précédentes et du regard du spectateur au bagage culturel différent.
Les choix de lieux à Avignon étaient relativement restreints compte tenu de la petitesse de la ville. Le premier choix était l’ancienne Banque de France, place de l’Horloge, édifice abandonné depuis quelques années. Les normes de sécurité strictes pendant le Festival ont rendu impossible ce projet. La chapelle des Célestins s’est alors présentée comme le lieu avignonnais de prédilection pour Exhibit B. Brett Bailey justifie ce choix, entre autres choses, pour l’implication des missionnaires chrétiens dans la colonisation et l’exploitation des richesses de l’Afrique. Cependant, l’architecture du lieu m’a semblé d’un intérêt beaucoup plus grand. La chapelle en ruine permettait la division de quatre espaces participant à la dramaturgie :
1.      Les 20 spectateurs sont invités à s’asseoir dans le portique de la chapelle et prendre un numéro. Entassés sur des petits bancs dans ce qui ressemblait un peu à l’intérieur d’un conteneur à déchet ou un « bunker », nous étions appelés au hasard, un à la fois, à intervalles réguliers. Cette attente générait une certaine frustration, une impatience et de l’inconfort. Ainsi, les couples et les groupes d’amis étaient divisés. Une certaine forme de compétition pouvait même se faire sentir : « Serais-je le prochain, ou le tout dernier à être appelé? ». Quels que soit les sentiments éprouvés par chacun, ce processus forçait l’introspection et préparait le spectateur à recevoir la prochaine étape de manière très individuelle et personnelle.
2.      Au passage de la porte, les ruines de la chapelle se dévoilent, grandioses mais terrifiantes. Le sol caillouteux présente quelques dénivellations et les arches et les colonnes forment des alcôves qui accueillent chaque tableau. Isolés, ils prenaient une valeur iconique, un peu comme un chemin de croix. D’ailleurs, de grands rideaux noirs sont disposés de sorte qu’un chemin défini impose le sens de circulation des spectateurs parmi les tableaux.
Le tableau ci-dessus constituait le cœur (chœur) de l’œuvre. Les chants des interprètes résonnaient dans la chapelle comme des chants d’église. La dimension spirituelle de l’œuvre en entier était ainsi renforcée. Plus l’on avance dans la chapelle, plus les dates sur les panneaux de descriptions se rapprochent de notre temps. Il m’a semblé que pour cette raison, il m’était de plus en plus difficile de lire ces panneaux et de regarder les interprètes dans les yeux…
3.      Avant de sortir de la chapelle, nous passons un rideau derrière lequel les photos des interprètes sont affichées aux murs, accompagnées d’un commentaire de leur cru. Vif retour à la « réalité » : il fait bon de voir le vrai visage des interprètes, d’accéder à leur quotidien, de se détacher un peu des fortes images auxquelles nous étions confrontés quelques minutes plus tôt. Nous sommes invités, nous aussi, à écrire un commentaire sur l’œuvre, nos impressions, ou même nos expériences du racisme au quotidien. Cet espace a fait office de soupape où déverser le trop plein d’émotion et d’images.
4.      Heureusement, puisque le soleil éclatant sur la place des Corps-Saints nous happe violemment à la sortie de la chapelle. Dans la chaleur, les corps mous des gens sur les terrasses et le marasme du quotidien. Dur contraste entre le dedans et le dehors, difficile de poursuivre son chemin sans que l’œuvre continue aussi le sien dans nos têtes.
En somme, le travail de Brett Bailey avec les Exhibits trouve son intérêt dans la vivification des images par le choix approprié du lieu de représentation. La tournée joue un rôle important dans le processus de création, car chaque lieu et chaque public/interprète, y contribue successivement. L’architecture de la Chapelle des Célestins à Avignon a joué un rôle important dans la perception des images proposées et l’emplacement dans la cité a aussi permit un contraste intéressant suscitant l’émotion.

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