Brett Bailey et sa compagnie Third World Bunfight travaillent depuis 2010 à une série
« d’installations humaines » qu’il a nommé Exhibit A, B et C. En droit, les « exhibits »
sont des éléments de preuves, des pièces à convictions. L’œuvre se présente
comme une série de tableaux vivants où les interprètes, immobiles, sont exposés
tels des spécimens dans un musée ethnologique. Les descriptions qui accompagnent
chaque tableau décrivent les atrocités engendrées par le colonialisme de l’Europe
sur le continent Africain et la ségrégation persistante jusqu’à nos jours. Ma comparse Claudia Blouin pose une
réflexion intéressante sur notre position « d’observateur » dans un
autre article sur ce blog. Il est vrai qu’il était difficile de se détacher,
autant émotionnellement que rationnellement, de cette œuvre.
Frapper au bon endroit
Un remaniement constant s’effectue à partir de l’idée
originale d’Exhibit A. De pays en
pays, Brett Bailey auditionne de nouveaux interprètes, des noirs, natifs ou
immigrés, victimes de ségrégation à différents niveaux et retravaille les
tableaux en se nourrissant de leurs regards et expériences, mais aussi en
fonction du lieu de représentation. L’œuvre conserve certaines traces de son
passage en Autriche, en Hollande, en Allemagne avant d’arriver en Avignon, où
les interprètes de la France y ont ajouté leur grain de sel. Le metteur en
scène modifie aussi quelques références historiques. En rencontre avec le
public, il souligne que presque tous les pays ont leur lot de morts déportés
par avion. Au Festival, un tableau fera référence à un évènement survenu à
l’aéroport Charles De Gaulle, par exemple.
J’ai eu la chance de questionner Brett Bailey sur le
parcours de la série Exhibit dans le
monde. Sa réponse fut fort intéressante :
À Vienne, l’œuvre
a été présentée dans une aile abandonnée du Musée d’Ethnologie du Palais
Impérial de Hofburg. Ce musée contient notamment des butins de guerre pillés
par les empereurs européens en Afrique et en Amérique du Sud. Le fameux tableau
du déporté, que j’ai évoqué plus tôt, était placé devant une fenêtre dont la
vue donnait sur l’édifice parlementaire.
À Brussel, la première idée avait
été de se produire au Palais de justice, dont la construction s’est faite sous
le règne de Léopold II, deuxième roi des Belges, instigateur de la colonisation
du continent africain par les puissances européennes. Devant le refus de
l’administration du Palais de justice, Brett Bailey se tourne vers l’Église
Jésus, d’où l’on peut voir le Jardin Léopold II et dont le couvent a abrité des
sans papiers pendant de longues années.
Ces deux exemples sont
particulièrement marquants, mais cette même recherche du lieu de représentation
où l’œuvre trouverait le plus de résonnance s’effectue à chacun des déplacements.
L’œuvre en tournée est en constante évolution. Ces tableaux sont donc vivants
de multiples façons. Non seulement puisqu’il y a présence humaine et agissante,
malgré leur immobilité, par l’échange de regards avec le sujet observant, mais
aussi parce ces tableaux sont teintés à la fois de l’apport des nouveaux
interprètes, des expériences précédentes et du regard du spectateur au bagage
culturel différent.
Les choix de lieux à Avignon étaient
relativement restreints compte tenu de la petitesse de la ville. Le premier
choix était l’ancienne Banque de France, place de l’Horloge, édifice abandonné
depuis quelques années. Les normes de sécurité strictes pendant le Festival ont
rendu impossible ce projet. La chapelle des Célestins s’est alors présentée
comme le lieu avignonnais de prédilection pour Exhibit B. Brett Bailey justifie ce choix, entre autres choses,
pour l’implication des missionnaires chrétiens dans la colonisation et
l’exploitation des richesses de l’Afrique. Cependant, l’architecture du lieu
m’a semblé d’un intérêt beaucoup plus grand. La chapelle en ruine permettait la
division de quatre espaces participant à la dramaturgie :
1.
Les 20 spectateurs sont invités à s’asseoir dans
le portique de la chapelle et prendre un numéro. Entassés sur des petits bancs
dans ce qui ressemblait un peu à l’intérieur d’un conteneur à déchet ou un
« bunker », nous étions appelés au hasard, un à la fois, à
intervalles réguliers. Cette attente générait une certaine frustration, une
impatience et de l’inconfort. Ainsi, les couples et les groupes d’amis étaient
divisés. Une certaine forme de compétition pouvait même se faire sentir :
« Serais-je le prochain, ou le tout dernier à être appelé? ». Quels
que soit les sentiments éprouvés par chacun, ce processus forçait
l’introspection et préparait le spectateur à recevoir la prochaine étape de
manière très individuelle et personnelle.
2.
Au passage de la porte, les ruines de la
chapelle se dévoilent, grandioses mais terrifiantes. Le sol caillouteux
présente quelques dénivellations et les arches et les colonnes forment des
alcôves qui accueillent chaque tableau. Isolés, ils prenaient une valeur
iconique, un peu comme un chemin de croix. D’ailleurs, de grands rideaux noirs
sont disposés de sorte qu’un chemin défini impose le sens de circulation des
spectateurs parmi les tableaux.
Le tableau ci-dessus constituait le cœur (chœur) de l’œuvre. Les chants
des interprètes résonnaient dans la chapelle comme des chants d’église. La
dimension spirituelle de l’œuvre en entier était ainsi renforcée. Plus l’on
avance dans la chapelle, plus les dates sur les panneaux de descriptions se
rapprochent de notre temps. Il m’a semblé que pour cette raison, il m’était de
plus en plus difficile de lire ces panneaux et de regarder les interprètes dans
les yeux…
3.
Avant de sortir de la chapelle, nous passons un
rideau derrière lequel les photos des interprètes sont affichées aux murs,
accompagnées d’un commentaire de leur cru. Vif retour à la
« réalité » : il fait bon de voir le vrai visage des
interprètes, d’accéder à leur quotidien, de se détacher un peu des fortes
images auxquelles nous étions confrontés quelques minutes plus tôt. Nous sommes
invités, nous aussi, à écrire un commentaire sur l’œuvre, nos impressions, ou
même nos expériences du racisme au quotidien. Cet espace a fait office de
soupape où déverser le trop plein d’émotion et d’images.
4.
Heureusement, puisque le soleil éclatant sur la
place des Corps-Saints nous happe violemment à la sortie de la chapelle. Dans
la chaleur, les corps mous des gens sur les terrasses et le marasme du quotidien.
Dur contraste entre le dedans et le dehors, difficile de poursuivre son chemin
sans que l’œuvre continue aussi le sien dans nos têtes.
En somme, le travail de Brett Bailey avec les Exhibits trouve son intérêt dans la
vivification des images par le choix approprié du lieu de représentation. La
tournée joue un rôle important dans le processus de création, car chaque lieu
et chaque public/interprète, y contribue successivement. L’architecture de la Chapelle
des Célestins à Avignon a joué un rôle important dans la perception des images
proposées et l’emplacement dans la cité a aussi permit un contraste intéressant
suscitant l’émotion.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire