« La meilleure façon de passer d’une commissure des
lèvres à l’autre commissure des lèvres, c’est de contourner la tête en passant
par la nuque. »
Lors qu’il a appris qu’il serait artiste invité à cette 67e
édition du Festival d’Avignon, la porte s’est ouverte à Dieudonné Niangouna
pour la réalisation d’un spectacle dont il colportait les fragments dans son
entourage, sans jamais coucher les mots sur papier. Shéda, réclamait la Carrière de Boulbon pour se déployer véritablement.
« Sheta » et « Shida », diable et
transaction louche en lari; deux mots dont la contraction est un cri de guerre
lancé par ceux qui peuplent cette terre hostile et mystérieuse. On ne sait si
ces personnages sont tombés du ciel ou ont bêtement chutés du haut de la
falaise. Quoi qu’il en soit, ils n’ont plus de nom ni d’âge. Leur mémoire est
trouée, leur identité est à reconstruire. Alors les corps et les idées
s’entrechoquent, ils expriment la peur, la solitude et le combat de vivre. Dans
ce trou qui les a engloutis, ils racontent leur passé en se moquant de la
tragédie, de Disney et Marvel, des
politiques et de la mort.
Dieudonné Niangouna a fait naître ce spectacle à Brazzaville
(Congo). Dans un grand jardin tout aussi vaste que la Carrière de Boulbon, il a
entreprit de s’imprégner des mots et de l’histoire de sa terre natale, tout en
les faisant entrer en résonnance avec les vérités et les mythologies de chacun
de ses collaborateurs d’origines diverses. La Carrière aride, presque lunaire, très
imposante et connotée, un lieu de représentation non conventionnel, allait être
cette niche anonyme et atemporelle où Shéda
prendrait forme. Depuis le Mahabharata
de Peter Brook en 1985, la Carrière de Boulbon est devenue un lieu de
représentation réputé pour plusieurs types de spectacles. Elle a accueilli des
spectacles équestres, des concerts et, bien sûr, des genres de théâtre variés,
tels Urlo de Pippo Delbono en 2004 et
le cycle Des Femmes de Mouawad en
2011. Grand défi donc, de fouler la terre de la Carrière après ces grands
hommes de théâtre. Surtout faut-il embrasser toutes les contraintes qu’elle
inflige au metteur en scène.
On fait la bise
Bien éloignés en zone rurale, rares sont les bruits de l’activité
humaine qui peuvent parasiter une représentation théâtrale (Parenthèse, je fais
une Claudelle de moi-même et vous exprime à quel point le public avignonnais aussi
oubli souvent la règle élémentaire et généralement admise voulant que tu fermes
ton foutu cellulaire. C’est une vraie tare!). Toute la machine théâtrale doit être
aménagée à la Carrière. L’aire de restauration, les loges, sans oublier la
régie et finalement les gradins, devant lesquels la falaise forme une arène en
demi-cercle « presque » naturelle. Un palier coupe la falaise en deux
côté jardin, offrant un espace supplémentaire de jeu (voir photo). Nous prenons
place parmi le millier de spectateurs alors qu’un acteur seul sillonne la scène,
sa chèvre attachée dans un coin. Il s’adresse à nous alors qu’un chant guerrier
s’élève de derrière les estrades, puis s’éloigne avant de s’élever au dessus de
la falaise et de revenir tout près, de l’autre côté. « Excellent travail
de spatialisation du son! » pouvions-nous penser. Mais le reste de la
troupe entre en cadence en poussant ce chant tribal, bien échauffés par la
course autour de la Carrière. L’espace tout entier est investi par la fiction
de Shéda, et nous en sommes aussi. C’est
qu’on nous interpellera sans cesse pendant le spectacle : quelques
chanceux danseront avec les personnages et, timides, nous aurions pu peut-être
accepter une canette de bière! Dans Shéda,
le spectateur n’est pas témoin par le trou d’une serrure. Nous avons passé le
pas de la porte, nous sommes des camarades, des voisins en visite et faisons
connaissance. En France, on fait la bise, mais pour Dieudonné Niangouna, « La
meilleure façon de passer d’une commissure des lèvres à l’autre commissure des
lèvres, c’est de contourner la tête en passant par la nuque. » C’est ainsi
qu’il nous a engloutit dans cet espace anonyme : en contournant la
Carrière en passant derrière nous. C’est la meilleure façon de nous faire
plonger dans la fable, au cœur de la bête, au lieu de nous laisser y faire
simplement face.
Viens jouer dans ma cour
Sa vaste étendue et son relief ne sont pas les seules
contraintes qui s’imposent dans la Carrière de Boulbon. La terre aride et
caillouteuse sous le ciel, à la merci du
vent et de la pluie (la représentation du lundi y a goûté) sont d’autant plus d’éléments
qui clôturent l’imaginaire. Dans Shéda,
les décors sont un ramassis de matériaux divers, assemblés en une grande
machine à jouer enduite de boue séchée, comme si elle avait émergée du sol, un
décor stalagmite. Les costumes des personnages aussi portent ces teintes de
terre, même avant qu’ils se soient roulés dedans tous ensemble. De provenance
diverses, les personnages tombés d’en haut ont atteint ce trou au beau milieu
de la surface de la Terre. Ils appartiennent maintenant à ce groupe et reconstruisent
ensemble leur identité propre en partageant leurs souvenirs. Seuls les costumes
des héros de Marvel et Disney détonnent, tout comme la mort, long fantôme blanc
à tête noire et ses yeux rougeoyants. Ces apparitions étranges sont comme des
résidus du monde extérieur qui ne trouvent pas encore leur place dans les
récits des personnages de Shéda. Il y
a un grand puzzle à reconstruire. L’écriture fleuve de Niangouna n’est pas sans
parenté avec la tradition orale de son pays (Congo-Brazzaville). Seulement, ces
monologues croisés, petits contes et dialogues voyagent dans tout l’espace de
la Carrière. On peut écouter un personnage raconter d’où il vient pendant qu’on
en regarde un autre essayer de se pendre avec l’aide de ses confrères. Chaque
récit, chaque indice dans le jeu, chaque objet, chaque échange est un morceau
du casse-tête. Inutile de tenter de le saisir en entier, mieux vaut préserver
sa part de mystère à la fable. Si on revient à la métaphore du voisin : en
visite, on ne mange que son assiette, pas tout ce qu’il y a sur la table.
On peut toujours espérer revoir la pièce, puisqu’elle part en tournée dans différentes salles à travers le monde. Oui oui, différentes salles. En rencontre avec le public Dieudonné Niangouna parlait de devoir « travailler la chose salle » après Avignon. Cela parait quelque peu péjoratif, mais la chose Brazzaville ayant préexisté à la version Boulbon, voyons si les mots de Niangouna peuvent se loger en d’autres trous en plein milieu de la surface de la Terre.
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