vendredi 19 juillet 2013

Le spectateur exposé est à l'honneur



C'est assez rare au théâtre que les acteurs et les spectateurs se regardent dans les yeux. Habituellement, un acteur parle devant une foule de 300 personnes plus ou moins et en cible donc rarement une seule qu'il fixe dans les yeux. Pourtant, dans Exhibit B de Brett Bailey, les yeux des acteurs étaient tout ce qu'on pouvait voir. D'abord, l'attente dans une petite salle, l'antichambre disons. On attend que l'on pige notre numéro avant de pouvoir entrer. J'entre en deuxième, donc l'attente pour moi est courte, mais ce qui m'attend derrière la porte n'est en rien ce que je pouvais m'imaginer. Une exposition, oui. D'humains, oui. Qui nous regardent, non. Ça je ne m'y attendais pas. Des statues humaines, debout, habillées selon différents tableaux, différentes époques, différentes histoires, sont là et me fixent. D'un regard profond. Mon premier réflexe est de baisser les yeux. Je n'étais pas capable de supporter ce regard. Devant les statues humaines et leurs décors, des explications, des histoires qui mettent en contexte l'oeuvre. Des histoires horribles sur les Noirs et les relations qu'ils ont eu avec l'Occident: la France, l'Allemagne entre autres. Et ces statues humaines qui me fixent. Certains sont littéralement des tableaux, avec lesquels on explique les matériaux utilisés. À chaque énumération, à la fin, se trouve le matériau essentiel à l'oeuvre: le(s) spectateur(s). En effet, sans quelqu'un pour regarder l'oeuvre, elle n'existerait pas. Sans quelqu'un avec qui échanger le regard, ces statues humaines n'ont plus leur sens. Mais lorsque l'on baisse les yeux, ce n'est plus nous qui regarde l'oeuvre, mais l'oeuvre qui nous regarde. L'oeuvre, avec toutes ses subtilités et ses différences, c'est nous. Nos réactions, nos sentiments et ressentiments. Le spectacle, c'est nous placé au centre d'une oeuvre. Personnellement, je n'ai pas été capable de fixer les statues dans les yeux trop longtemps, mais à ce moment-là, c'est donc moi, le spectacle. Puisque je ne regarde pas, c'est moi qui se fait regarder. Mes sentiments, mes impressions réelles transparaissent. Certains ont soutenu les regards. À ce moment-là, il y a un échange, un moment de reconnaissance de l'autre et c'est cela qui était important. Peu importe comment cet échange était fait, rapidement ou longuement, c'est cette relation entre l'oeuvre et le spectateur qui est là, tangible et essentielle. À la fin, lorsque l'on quitte la salle d'exposition, se trouve une petite pièce où les vraies professions des «acteurs» (ce ne sont pas des acteurs professionnels, mais des habitants d'Avignon aux professions différentes) nous sont révélées. Aussi, il y a du papier pour écrire nos impressions et surtout, surtout, ce que l'on ressent suite à ces images, à ces histoires fortes, à ces regards et à ces relations. Puis, finalement, on retourne dehors, dans le monde réel et on se demande ce qu'on fait là, dans une rue si ensoleillée et où la vie est belle et joyeuse. On se souvient des yeux de ceux qui nous ont regardé et de ce qu'on a vécu face à ce regard de l'autre. 

Dans le spectacle Cour d'honneur de Jérôme Bel, c'est aussi le spectateur qui est mis à l'avant-plan, mais d'une toute autre façon. La pièce, en fait, est constituée de témoignages de spectateurs qui, au fur et à mesure des années, ont vu différents spectacles sur les planches de la Cour d'honneur du Palais des Papes. Ils nous racontent donc ce qu'ils ont vu et ressenti lors des différents spectacles, des anecdotes, des contextes de représentation, mais surtout ce que eux, comme spectateurs, ont vu et vécu. Les 14 spectateurs (acteurs pour l'occasion) qui viennent livrer leur témoignage sont donc assis sur la scène et regardent les spectateurs. Ils se lèvent un à un et parlent de leurs expériences sous le regard du public du moment. Le plus beau cadeau par contre, sont les extraits qui sont repris. Des extraits de Inferno de Castellucci, de L'École des femmes avec Agnès Sourdillon, de Médée avec Isabelle Huppert, mais le tout en direct devant nous. Les acteurs des différentes pièces refont devant nous les scènes qui ont marqué les 14 spectateurs sur scène. Un vrai cadeau. Le plus intéressant, par contre, c'est l'utilisation du spectateur de théâtre, qui en fait, est la vraie mémoire du théâtre. Lorsqu'une pièce se termine, c'est lui qui garde le souvenir qu'aucun enregistrement (audio ou vidéo) ne pourra remplacer. Même si les souvenirs sont mélangés, altérés ou interprétés différemment pour chacun, c'est la mémoire du spectateur qui reste la plus vivante et la plus sensible face aux oeuvres qui lui sont présentées. Nous avons donc eu droit à 14 points de vue sur la Cour d'honneur et ces spectacles. Un seul témoignage était en contradiction avec les autres. La dame n'avait jamais vu de pièces à la Cour d'honneur. À cause du prix, mais également à cause de l'élitisme qui entoure le In. Elle ne s'y sent pas à sa place en tant que personne qui ne connaît pas grand-chose au théâtre, alors que la mission même du Festival est d'être populaire, pour la population, pour tous. Elle voulait simplement ne pas se faire regarder de haut par des gens qui s'y connaissent (ou qui font croire qu'ils s'y connaissent), alors elle ne va pas au In. Ce témoignage a renvoyé tous les spectateurs à eux-mêmes, à se questionner sur leur attitude au théâtre. C'est donc que même si le spectacle n'était que des témoignages de spectateurs comme les autres, il permettait quand même d'aller atteindre les spectateurs dans la salle plus que par les anecdotes personnelles. Finalement, le spectateur était central dans ce spectacle, puisqu'il meublait à la fois la scène et la salle par ses témoignages et ses réflexions. Ce qui était intéressant, c'était que tous pouvaient soit s'identifier, se questionner ou se détacher complètement de ce qui se disait, mais au final, tout le monde était concerné. 

Ce sont donc deux oeuvres, qui, depuis la première fois du Festival, transforment vraiment la place traditionnelle du spectateur qui passe d'auditeur passif à l'élément central de l'oeuvre. Le spectateur devient un élément sensible sans qui la représentation n'aurait pas du tout le même sens et cela surtout puisqu'on prend en compte ses réactions et ses impressions face aux spectacles présentés, aussi multiples soient-ils. C'est cette utilisation du spectateur comme élément à part entier du spectacle qui a rendu ces deux présentations si riches et différentes, parce qu'on laissait la parole à celui écoute en silence.

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